Lingua merda nova

00:39, je bois du café noir, une nuit de travail en perspective. Si je vivais parfaitement solitaire, connecté au monde par ce seul ordinateur, peut-être adopterais-je ce rythme aléatoire fait de courtes phases de repos et de longues périodes de veille.

J’ai été amené récemment à analyser les discours d’une quarantaine de dirigeants de grandes entreprises – CAC40 ou SBF120, le haut du panier. La richesse économique de ces individus est sans proportion aucune avec la richesse lexicale, sémantique et cognitive de leurs propos. Bien sûr, ces discours ne sont pas écrits par les patrons, mais par leur direction de communication, qui elle-même les sous-traite à des agences spécialisées (et hors de prix). C’est l’écriture et la pensée d’un système de direction dont le patron est l’incarnation provisoire, l’avatar social.

La capacité de l’entreprise à appauvrir en même temps que normaliser la langue n’est sans doute pas un thème nouveau, mais lorsque vous ne vous contentez pas de répéter une critique de surface, lorsque vous bouffez quelques millions de signes de cette langue-là, en quanti et en quali, vous êtes tout de même stupéfait du résultat obtenu, de sa grande pauvreté qui frise parfois le non-sens. On se demande pourquoi l’exercice de communication ne se limite pas à des tableaux et des chiffres, ce qui serait bien suffisant pour les analystes financiers et qui éviterait cette production d’une novlangue désincarnée, un charabia dont l’âge mental reste celui d’un collégien ou d’un lycéen quand on extrait les structures argumentatives des propositions alignées. La réponse est certes que l’entreprise reste une activité humaine, sensible comme telle à des problèmes de motivation, de compréhension et de réputation, elle communique donc pour tenter de maîtriser ces paramètres influant en retour sur ses fondamentaux économiques. Mais en dehors du marketing, cette entreprise communique le plus souvent sur le mode de la neutralisation : elle conjure tout ce qui pourrait signer une identité autre que performative. Autant elle cherche à se différencier par ses produits, autant elle cherche l’homogénéisation de ses discours quand elle est mise en demeure de s’exprimer institutionnellement. À un certain point d’inflexion, la communication inverse étrangement ses finalités, elle prend pour objectif de noyer le signal dans le bruit, d’asphyxier le sens dans le vide.

Le langage économique produit donc globalement de la merde, aussi sûrement que l’activité économique transforme les cerveaux les mieux câblés en bouillie à cracher du slide et à considérer six mois comme un long terme. Le mal n’est pas isolé parce que le langage politique ou le langage médiatique, pour prendre ces deux-là, ne brillent pas non plus par leur qualité. (Soit dit en passant, j’ai été stupéfait par la fraîcheur et la raideur des interventions du livre MLF Textes premiers, et en miroir un peu plus dégoûté que je croyais pouvoir l’être encore par la molle et mièvre moraline que dégueulent quarante ans plus tard responsables politiques et associatifs, à longueur de journées dans les cuvettes de chiottes appelées France Info, Le Monde ou TF1).

La cause commune de cet affaissement est peut-être la masse humaine, imposant un plus petit dénominateur commun d’autant plus bas ou simple qu’elle est étendue. Elle réside aussi dans la démultiplication des canaux d’expression faisant que les mots jaillissent de partout, comme la boue des égouts pendant l’averse, et que parler ne porte plus à conséquence quand les paroles creuses traversent les têtes trouées, et que le silence devient peu à peu l’Eldorado de nos conquêtes intérieures. Dans le cas particulier de l’entreprise s’ajoute l’épée de Damoclès du fric, c’est-à-dire la traduction financière du risque réputationnel, c’est-à-dire encore qu’un mot de travers peut signifier le départ d’un actionnaire et qu’à défaut d’être muet, on doit servir des mots en gris aux hommes en gris.

J’observe tout cela et je m’en fous, cela fait longtemps que les enfants schizophrènes de ce temps permutent leurs identités au gré de leurs obligations, cela fait longtemps qu’ils ont compris – la beauté est ailleurs, la vérité est ailleurs, la liberté est ailleurs, la vie est ailleurs, malheur aux passants perdus qui vivent encore au milieu de ces déserts.

01:01, je reprends un café dans la nuit.

2 commentaires:

  1. Bonjour.
    8 années dans une société de Bourse, affecté à la qualité rédactionnelle de toute la recherche (et du morning fax, comme on dit, pardon pour ces deux vilains mots) m'ont fait voir de très près le phénomène que vous évoquez.
    Kraus, mais aussi Klemperer vous seront d'utiles guides...
    Cordialement.

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  2. Cela je veux bien le croire ! Merci pour les conseils.

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