Bien sûr, cette opposition est largement factice puisque tout est réel, y compris les lignes que vous lisez, les câbles, l’écran et l’ordinateur vous permettant de le faire, les secousses électrochimiques de vos neurones quand mes phrases s’y impriment, etc. Il n’empêche, du point de vue de la « psychologie naïve », nous comprenons immédiatement et intuitivement ce que peut signifier l’IRL. On acceptera donc à titre provisoire le couple vie réelle (VR) / vie numérique (VN) comme une simplification heuristique. (Si vous ne comprenez pas cette dernière phrase, ce n’est pas grave).
Le plus souvent, à ce qu’il me semble, la VR est présentée comme un univers plus complet que la VN. Je fais l’hypothèse inverse : si la VN s’est développée rapidement, au point que l’on se réfère déjà à l’IRL comme une option de l’existence, c’est que la réalité à laquelle nous étions habitués présente une ou plusieurs carences. Par exemple, la VR est un contexte souvent désastreux pour l’expression de nos pensées, de la vie de l’esprit en général. Notre cerveau y est prisonnier de nombreux inputs à traiter, ayant trait à nos fonctions de survie et de reproduction. Quand je fais la queue pour acheter mon pain à La Fougasse, je ne suis pas en situation de construction ou d’échange intellectuel. Et au fond, c’est pareil quand je parle à des proches ou des inconnus dans 99,9% des cas, on produit juste de la conversation mort-née sans autre fin que l’entretien d’un lien dont les ressorts préexistent au langage et plus généralement à la pensée symbolique (le lien sexuel, amical, familial, social, etc.). La VR a ainsi la pesanteur de nos lointaines origines, elle reste malgré les sophistications d’Homo sapiens un monde structuré par des instincts de primate.
La VN se confond donc pour moi avec un territoire d’épanouissement de la vie de l’esprit – noosphère ou logosphère ou ce que l’on veut. Quand j’écris ce texte, je suis face à mon écran et concentré sur ma tâche, c’est-à-dire dans des conditions cognitives d’isolement relatif vis-à-vis du bruit sensoriel et perceptif. Je dois quitter un monde pour franchir la porte d’un autre (plus exactement, il y a une permutation dans ma cartographie cérébrale, le monde reste évidemment ce qu’il est, mais comme nous vivons dans une représentation de l’être, cela revient au même du point de vue de la première personne).
Et là, eh bien je dois interrompre ma réflexion, parce que je suis en retard sur mes travaux alimentaires et ce retard me submerge, il ferme la porte d’un monde où j’étais à peine entré. Aussi parce que je pense sous ma douche et qu’il n’y a plus d’eau chaude dans le ballon. Alors pour conclure provisoirement sans avoir eu le temps de déployer l’argumentation sous-jacente, Internet est une fiction et c’est ainsi qu’il nous paraît libre.
(Le monde réel, c’est aussi la possibilité de tomber sur des chiottes dégueulasses dans un restaurant sur trois).
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